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La nutrition personnalisée est souvent associée aux termes « rééquilibrage alimentaire » et « perte de poids ». Mais intègre-t-elle les notions culturelles et de plaisir associées à l’alimentation ? Un colloque organisé par le Fond français pour l’alimentation et la santé a fait le point sur les outils numériques développés dans cette optique et sur leurs limites évidentes.

Adapter les normes alimentaires globales avec les besoins spécifiques des individus était déjà une nécessité, selon Jean Trémolières. L’approche de la nutrition personnalisée n’est donc pas nouvelle. Mais la révolution numérique pourrait offrir de nouveaux outils pour la mise en place de cette personnalisation. Quels sont les outils déjà existants ? Quelles sont leurs potentialités et leurs limites ? Quels regards portent les sciences biologiques et les sciences humaines sur cette alimentation personnalisée ? Telles sont les questions posées par le Fond français pour l’alimentation et la santé posées à quatre acteurs de ces domaines lors d’un colloque le 12 décembre 2018.

La question des outils nécessaires à cette nutrition « sur-mesure » se pose. De nombreux outils existent déjà que ce soit pour récolter des données individuelles, fournir des conseils personnalisés et proposer des aliments : objets connectés, tests génétiques, analyse du microbiote, imprimantes 3D. Gregory Dubourg (Nutrikéo) en a dressé le panorama. Ils répondent à une demande de personnalisation allant de la plus simple (boissons, barres alimentaires) à celle qui s’adapte aux particularités intrinsèques de l’individu (compléments alimentaires, services de menus personnalisés...). On détecte actuellement cinq niveaux de personnalisation. Le premier s’adresse à une population cible comme l’enfant, le senior, le diabétique... Le deuxième niveau se base sur l’état physiologique de l’individu à un moment particulier (sport, grossesse, étudiant en examen...). Là où il existe le plus d’innovation et de barrières technologiques concerne le troisième niveau de personnalisation. Ce niveau nécessite la collecte de données personnelles via des objets connectés à partir desquels la personnalisation sera réalisée. Le quatrième niveau consiste en l’analyse de ces données grâce à des algorithmes et l’intelligence artificielle. Le dernier niveau, qui peine encore à se développer en raison de nombreuses barrières technologiques est la mise à disposition de produits finis ou de services personnalisés à un individu unique.

Parmi les outils développés, quatre tendances sont identifiées par Grégory Dubourg : Les objets connectés et le coaching nutritionnel sur mesure, la nutrigénomique, l’interaction génome-nutriments, le microbiome et l’imprimante alimentaire 3D. Le conseil personnalisé peut prendre la forme de planificateur de menus en fonction des contraintes alimentaires (vegan, végétarien, allergique...) à l’image de la start-up américaine « eat this much®», de personnalisation de recettes (IBM-Chef Watson®) ou de personnalisation de produits (Muesli personnalisé). Autre moyen de personnalisation, les traqueurs de Fodmaps, d’hydratation, de glucose intracellulaire (Healbe® ) ou de présence de gluten dans les aliments (Nima®) ou les objets connectés favorisant l’observance des cures de compléments alimentaires (Nutrilinx® , Pillup® ). La nutrigénomique est de plus en plus utilisée pour personnaliser un régime alimentaire en fonction du séquen¸cage de l’ADN. Cette discipline est naissante mais commence à bouleverser des produits alimentaires. Habit (Campbell®) analyse l’ADN du sujet à partir d’échantillons de salive et de sang pour produire des plats préparés personnalisés en fonction du profil génétique et des marqueurs sanguins. « Newtopia® fait aussi du séquençage génétique et délivre des conseils et du coaching pour les entreprises qui veulent offrir cela à leurs salariés » indique-t-il. DNA Fit® et Dnanudge® font aussi du séquençage et des conseils personnalisés. Les fabricants d’ingrédients proposent également des outils connectés collectant les données à partir desquelles sont proposées des boissons personnalisées fabriquées à la maison (DSM, Tespo, Baze). Autre tendance, l’analyse du microbiome (Map my gut, Day Two, J.Biome) pour proposer ensuite des diètes personnalisées. La dernière tendance concerne l’impression 3D pour fabriquer en petite quantité et à la demande des produits personnalisés, ce que ne peut pas faire l’industrie. MultiplyLabs® a développé des gélules de compléments alimentaires imprimées en 3D et ciblant les carences de l’individu. Performance® travaille actuellement à l’impression d’aliments à texture modifiée dédiés aux séniors. Une entreprise espagnole a d’ores et déjà commercialisé auprès du public Foodini®, une petite imprimante alimentaire 3D. 

Que penser de ce foisonnement d’offres commerciales tous azimuts dont les effets sont rarement évalués ? Les promesses d’une alimentation à la carte sont-elles tenues ?

Karine Clément (Inserm, Paris) en doute au vu des enjeux évidents de complexité et d’hétérogénéités qui existent tant en termes d’exposition aux aliments, à l’environnement, que de génome et de microbiote. La dimension des informations à traiter est phénoménale.

Le premier enjeu est le recueil des informations. Aujourd’hui, on ne connaît pas encore avec certitude les mesures qui soient les plus pertinentes. Les études génétiques nous ont servi de leçon :  de nombreux variants génétiques se sont avérés associés à des pathologies (exemple de l’obésité) avec des effets faibles et qui nécessitent de larges échantillons de population pour être détectés. Malgré ces incertitudes et les avis défavorables des instances réglementaires, de nombreuses start-up se sont lancées dans le diagnostic génétique individuel (exemple 23&Me). « Nous sommes déjà dans la translation des données vers l’individu », constate-t-elle citant l’exemple de l’analyse du microbiote par American GUT. « Ces acteurs ne peuvent fournir de diagnostic individuel mais comparent votre profil microbien à celui d’un groupe de sujets vous ressemblant en termes d’âge ou d’IMC ». Elles peuvent aussi stratifier les sujets en fonction de la richesse ou de la diversité du microbiote.

Est-ce pour autant suffisant pour aller vers une nutrition de précision ? « Ceci n’a pour l’instant été testé que dans le cadre de la recherche et se limite à l’analyse des quelques familles majeures de bactéries identifiées », répond la chercheuse. Or, le microbiome contient beaucoup plus que ces familles bactériennes. Enfin, Karine Clément rappelle que les sources de variabilité sont nombreuses : elles concernent les méthodes de recueil, de conservation, d’extraction de l’ADN, les méthodes de séquençage, etc. « Il faut donc être prudent dans l’interprétation des données », alerte-t-elle.

L’approche de précision exige aussi de mettre en place un autre type d’essai clinique qui se concentre sur les réponses individuelles et non sur celles de cohortes de population. Plusieurs questions se posent alors : qui cibler (enjeux d’hétérogénéité), quoi (alimentation ? probiotiques ? prébiotiques…), pourquoi (objectif du poids ou des complications ?), ou agir (microbiome ? hôte ?), et quand (en prévention ? stade de progression ?). Pour Karine Clément, il faut avancer étape par étape et savoir scientifiquement ce que l’on fait. C’est loin d’être le cas !

Les autres obstacles à franchir pour personnaliser la nutrition sont d’ordres éthique et sociologique. Jean-Pierre Poulain (Toulouse) rappelle que nous mangeons sans doute pour être en bonne santé mais aussi pour toute une série d’autres raisons. Il prend pour exemple la nutri-génétique. « En 2003, le séquençage du génome humain a été réalisé, beaucoup d’argent a été investi et une certaine désillusion scientifique est apparue dans les années qui ont suivi », rappelle-t-il. De fait, il était difficile de passer de la connaissance du génome à des applications thérapeutiques concrètes. Mais cela a permis d’envisager plus précisément la médecine personnalisée. Puis, l’épigénétique (étude de l’impact des aliments sur l’expression des gènes) a changé la grille de lecture et a trouvé de nouveaux développements. Pour Jean-Pierre Poulain, nous sommes passés d’une vision déterministe de la santé humaine avec la nutri-génétique et la nutrigénomique, à un tournant environnementaliste avec l’épigénétique. « Pour la première fois dans l’histoire, nous aurons des données empiriques sur lesquelles des généticiens, des spécialistes des sciences sociales et humaines pourront commencer à s’entendre ». La nutrition personnalisée permettra aussi de sortir de la pensée « population » et d’introduire l’histoire sociale, culturelle, familiale et environnementale du sujet. Mais aujourd’hui plusieurs questions se posent : quel est l’intérêt des tests nutri-génétiques alors que nous sommes dans l’ère de l’épigénétique ? Faut-il un encadrement médical notamment pour l’annonce du diagnostic ? Y a-t-il des enjeux de droit international ? Sans attendre de réponses, les politiques de santé publique s’emparent du sujet à l’image de l’initiative des 1000 j. « Pourtant, le champ scientifique n’est qu’en cours d’élaboration et fondé sur des données animales plus qu’humaines », commente-t-il.

Les enjeux sociaux sont paradoxaux car s’il y aura bien individualisation, ceci risque de modifier les rapports entre les individus. « Si on est capable de démontrer que le comportement d’une femme pendant sa grossesse, ou la qualité du sperme des hommes, ont eu un impact sur le développement du fœtus, une responsabilité juridique pourra être évoquée ». De même, une nouvelle temporalité des conséquences alimentaires dépassant les générations pourrait faire apparaître une responsabilité intergénérationnelle. Enfin, le sociologue rappelle qu’à l’échelle de la planète, il existe de grandes différences d’alimentations, reposant sur les biotopes et la fa¸con dont les cultures (représentations religieuses, sociales, de genre. . .) s’en emparent.

Comment la nouvelle grille de lecture apportée par l’épigénétique interagira avec l’espace social alimentaire qui aujourd’hui contient encore beaucoup d’espaces de liberté ? Comment va-t-elle moduler notre capacité à digérer et utiliser les aliments ? De même, à chaque étape de la vie (mariage, enfant, adolescents, avancée en âge. . .), les pratiques alimentaires se transforment et se réorganisent. Il existe aussi une diversité des situations sociales (genre, religions, âge, échelle sociale, culture culinaire, urbanisation, support social, ethnicité. . .). La question d’une alimentation personnalisée à l’échelle de l’individu se heurtera inévitablement à ces éléments. Quelle articulation y aura-t-il entre l’individuel et le collectif ? « Rappelons qu’au travers de l’alimentation, nous construisons et entretenons nos identités sociales et culturelles, les enfants apprennent les bases de vie en société. Manger est un évènement social ».

Céline Laisney (AlimAvenir) ajoute plusieurs autres limites au développement de la nutrition personnalisée. Celles relatives à la faible efficacité des recommandations.

« L’étude Food4me révèle en effet que les conseils personnalisés de nutrition ne sont pas plus suivis que des conseils alimentaires généraux. » L’acceptabilité des outils connectés est aussi évoquée :

« Certains groupes de populations rejettent les outils de selftracking perçus comme des moyens de surveillance, sources de stress et de culpabilité et posent la question du traçage des données ». L’acceptabilité des consommateurs varie aussi selon les pays et les cultures, et plus généralement selon le rapport de chacun à l’alimentation (dimension fonctionnelle versus plaisir, convivialité).

 « Dans les pays développés, un désintérêt assez fort pour la nutrition personnalisée est noté chez 75 % des personnes interrogées en France, 71 % au Royaume-Uni, 68 % en Allemagne tandis que dans les pays émergents comme la Chine, 65 % sont intéressés », précise- t-elle (données SIAL 2018). Quant au consentement à payer, il est faible car moins de 30 % des sujets interrogés sont prêts à payer pour un service de nutrition personnalisée et le coût estimé devra être inférieur à 50 euros (données Food4me).

Enfin, la marchandisation des données personnelles pose problème.

« Les données génétiques ne sont pas totalement anonymisées, aucune demande de consentement n’est proposée et des liens entre les start-ups et les laboratoires existent sans parler du piratage des données comme cela a été le cas pour MyfitnessPal en février 2018 ». L’utilisation de ces données par les assurances et les mutuelles est en cours en Allemagne et conduit à une modulation des primes d’assurance.

Pour Céline Laisney, comme pour les autres intervenants, il est urgent de ne pas se précipiter. Les produits et services doivent être encadrés. De même, sans accompagnement médical, la connaissance des risques de santé pourra générer de l’anxiété chez les sujets. Ces questions éthiques nécessitent un vrai débat. Karine Clément ajoute que si ces outils n’ont pas encore prouvé leur efficacité, ils seront présents auprès des consommateurs et nous devrons donc composer avec. Des propos modulés par Jean-Pierre Poulain qui estime qu’il ne faut pas considérer l’usage de ces outils et leur intérêt pour la nutrition et la santé comme allant de soi, car l’intérêt qu’on y porte peut grandement varier selon les groupes sociaux.

À l’évidence, le sujet suscite de nombreuses questions auxquelles la recherche n’aura pas forcément le temps de répondre avant la diffusion déjà bien amorcée de ces outils connectés dans la population.

 C. Costa  « © Société Française de Nutrition. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés »

Les outils numériques à la conquête d’une alimentation personnalisée ? Potentialités et limites. Conférence du FFAS 12 décembre 2018 https://www.ania.net/evenements/conference-les-outils-numeriques-a-la-c…

Date de publication : 19/05/2019

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