Les modes de vie ont évolué et ils sont à l’origine de nouvelles tendances alimentaires. L’alimentation devient un nouveau facteur de différenciation individuelle qui s’adapte aux besoins de l’individu, à sa physiologie et à son style de vie. Mais ces nouveaux modes de consommation alimentaire conduisent l’individu à être responsable de ses conduites alimentaires et de la gestion de sa santé.
Comprendre l’évolution des modes de vie et identifier les déterminants des tendances longues permet de mieux appréhender les transformations à venir et d’anticiper les contraintes, obstacles et opportunités de demain. Bruno Hérault, Julia Gassie et Arnaud Lamy du Centre d’études et de prospective, se sont penchés sur les évolutions sociétales à l’origine des grandes tendances alimentaires actuelles et à venir. Une prise de recul utile dans un monde où l’immédiateté prime.
Les mutations des sociétés sont rarement perceptibles sur un temps court. De natures et d’origines diverses, elles varient en fonction des groupes sociaux, des territoires et des caractéristiques des individus. Les auteurs citent pour exemple le développement des outils numériques, en forte accélération depuis le début du XXIe siècle et qui impactent diversement le travail, les échanges économiques, les flux d’information, les réseaux affinitaires ou encore l’accès à la connaissance. La problématique de l’alimentation est particulière car à la fois individuelle, par la nécessité de se nourrir plusieurs fois par jour, et collective car elle est partagée, comme en témoignent les normes culinaires, manières de table, la diversité des filières de production et des circuits de distribution, etc. Elle fait partie des grandes préoccupations sociétales, immuables mais changeantes au gré des évolutions historiques et des défis communs. Les nouveaux rapports à la nature, aux animaux, à soi et aux autres, les changements dans les manières de « faire société », l’érosion des grandes normes liées au travail, à la religion, à la famille, les différences et inégalités sociales, s’expriment au travers des consommations, des pratiques et des valeurs alimentaires.
Six grandes évolutions sociétales manifestes et massives sont rapportées dans ce document de travail. Elles reposent, dans la mesure du possible, sur des données quantitatives et des preuves objectivées et se focalisent volontairement sur les groupes d’individus porteurs de ces tendances. Les évolutions sociétales citées ont été retenues car elles sont supposées aller dans le sens d’une amplification, voire d’une généralisation.
La première s’arrête sur le phénomène d’individualisation des sociétés. L’individualité est une des principales valeurs des sociétés contemporaines. La consommation prend un rôle croissant dans l’affirmation de l’individu moderne (moyen de différenciation, de distinction). Produits et services sont personnalisés. Le nouveau consommateur, informé, volontariste et se voulant responsable influence l’offre (blogs, tutos, chats…) et en retour est flatté par les agents du système économique (youtubeurs, marketing viral). L’alimentation est un nouveau facteur de différenciation individuelle. Le mangeur recherche une alimentation adaptée à ses besoins, sa physiologie, ses aspirations, ses relations sociales, ses activités, son mode de vie, son emploi du temps, ses valeurs et attentes, etc. Il s’impose certaines contraintes (régimes « sans », circuits obligés…), privilégie de nouvelles formes de prises alimentaires (nomadisme…), valorise ses expériences alimentaires (réseaux sociaux). L’offre répond à ses nouvelles attentes. Mais en gagnant en liberté, l’individu devient de plus en plus responsable de ses conduites alimentaires et des conséquences sur sa santé. Partageant son individualité sur les réseaux sociaux, il peut aussi y trouver des sources de doutes et de culpabilisation.
La seconde relate le développement de la segmentation sociale, des communautés et des réseaux. Aujourd’hui, les grands groupes de référence hérités du passé (culture d’entreprise, famille, religion, partis, syndicats…) perdent en importance et de nouveaux types de regroupement se forment. Les individus construisent des microcosmes affinitaires, des réseaux préférentiels, et cultivent leur multi-appartenance. Le lien social contemporain est plus sélectif, temporaire et réversible. Les conduites alimentaires sont impactées par cette segmentation : affaiblissement des anciennes normes alimentaires (modèle alimentaire français, normes religieuses, cuisines régionales, cérémoniel des repas…), recomposition et nouvelles normes alimentaires (cuisines exotiques, snacking et grignotage, nomadisme, restauration hors foyer), médicalisation et politisation de l’alimentation. Des alimentations particulières, s’éloignant du modèle traditionnel voient le jour (sans gluten, vegan, bio, circuit court, équitable…) et s’organisent en communautés. L’alimentation devient un registre de distinction, manifestation et revendication d’une identité sociale et d’appartenance à un groupe, soutenu et renforcé par les réseaux sociaux. Des actions collectives se développent (envahissement de magasins, boycotts de marques. . .).
La troisième évolution concerne les nouveaux rapports au temps et l’accélération des rythmes sociaux. Aujourd’hui, les infrastructures de transport sont performantes, les vitesses augmentent, l’intermodalité se développe. La vie moderne s’exprime de plus en plus à travers le rapport au temps, lui-même structuré par les médias, la famille, l’éducation ou le travail. La valeur accordée à la disponibilité et aux gains de temps s’accroît : nécessité de s’occuper, de saturer les temps « libres », critique de la vacuité. L’alimentation devient progressivement une activité secondaire et prend une place intercalaire en s’adaptant à nos modes de vie. Elle devient plus fonctionnelle, plus mécanique, l’objectif étant de manger rapidement. S’opposent les temps alimentaires contraints à ceux choisis, les prises alimentaires solitaires et rapides à celles collectives et conviviales. Les temps consacrés aux courses et à la cuisine diminuent. Le besoin de gagner du temps se traduit par une simplification des pratiques de consommation (produits préparés, cuisine d’assemblage, de réchauffage, livraison à domicile, électroménager connecté…). En réaction à cela naissent des initiatives minoritaires comme la slow food (ralentissement du système alimentaire) et le regain d’intérêt pour les marchés et circuits courts d’approvisionnement.
La quatrième évolution a trait à la féminisation de la société française. Cette féminisation se manifeste dans tous les aspects de la vie en société et s’observe également à travers la diffusion des systèmes de valeurs, des représentations et d’opinions féminines au sein des sociétés. Ces valeurs peuvent influencer et orienter les conduites alimentaires via un rapport plus important à la nature et à la santé. Le développement du végétarisme et du flexitarisme, la plus forte sensibilité à l’écologie et à l’animalisme, le suivi d’un régime hors prescription médicale, la consommation croissante de compléments alimentaires en sont des traductions. Les temporalités alimentaires sont aussi affectées par la féminisation du travail : les femmes recherchent de plus en plus la praticité, le facile à conserver, le prêt à cuisiner, le simple à servir, le rapide à manger. Enfin, la féminisation des consommations alimentaires se traduit par l’achat préférentiel de certains types et gammes de produits, par une attention portée aux origines, aux labels et aux allégations, par des évolutions significatives en termes de budget, de volumes achetés, de taille des portions, etc.
La cinquième évolution sociétale est la sensibilisation croissante aux questions de santé et de bien-être. Aujourd’hui, les attentes et aspirations sanitaires s’élargissent toujours plus, passant du cure au care, et s’exprimant à travers la recherche d’une meilleure qualité de vie, d’un confort du corps et de l’esprit. Les personnes attentives aux mêmes risques se regroupent en communautés. Le souci du bien-être est devenu une quête et une obligation existentielle, source de nouvelles pratiques, notamment alimentaires. Car l’alimentation est perçue comme un des principaux leviers pour « bien vieillir » et les recommandations alimentaires sont portées par de nombreux prescripteurs (État, médecins, groupes de consommateurs, médias…). « Manger sainement » s’exprime à travers une multitude d’attitudes et de pratiques : observance de régimes, jeûne, approvisionnement local, « fait maison », self-tracking, éducation nutritionnelle en entreprise, etc. Ceux qui ne contrôlent pas leur alimentation sont stigmatisés. À l’avenir, l’alimentation sera sans doute personnalisée selon les facteurs génétiques et les besoins physiologiques individuels.
La dernière évolution est liée aux nouveaux rapports à la nature. Aujourd’hui, la nature est régulièrement invoquée dans les débats sur nos modes de vie, pour promouvoir des comportements ou justifier des choix de consommation. Le « naturel » s’oppose à « l’artificiel ». Ceci implique une recherche de l’alimentation la plus « naturelle », une anxiété vis-à-vis des risques alimentaires, l’accroissement de comportements particuliers (crudivorisme, régime paléo…). Les implications portent aussi sur l’évolution du rapport à l’animal avec en 20 ans, une baisse de la consommation des viandes, le développement de régimes d’éviction totale ou partielle des viandes, la critique des protéines animales et la revalorisation de celles végétales. Ceci a pour conséquence une modification des pratiques d’achat avec un renforcement de la consommation de produits alimentaires dits « naturels ».
Ce travail laborieux qui analyse comment des transformations plus globales peuvent expliquer l’origine et le sens des tendances alimentaires actuelles et à venir pourra être complété au fur et à mesure des évolutions constatées. Aux acteurs concernés d’adapter leurs stratégies en conséquence.
C. Costa « © Société Française de Nutrition. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés ».
Transformations sociétales et grandes tendances alimentaires. Bruno Hérault, Julia Gassie, Arnaud Lamy. Centre d’études et de prospective. Document de travail n° 13- février 2019.
http://www.agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/doctravail130219cep.pdf
Date de publication : 22/11/2019
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