Décortiquer les dimensions du plaisir de manger pour élaborer des interventions individuelles, partager les principes d’une éducation efficace auprès des jeunes et identifier les croyances des personnes âgées vis-à-vis des protéines végétales étaient au programme de cette rencontre scientifique France - Québec.
Le 8 novembre, le Centre des sciences du goût et de l’alimentation a organisé une réunion avec le Centre québécois Nutriss pour croiser leurs regards sur les comportements alimentaires au cours de la vie. L’occasion est rare d’écouter les problématiques québécoises, c’est pourquoi nous avons choisi de rapporter trois interventions de chercheurs du Centre Nutriss.
Le plaisir à manger en 22 dimensions
Simone Lemieux a inauguré la réunion en présentant une partie de ses données sur le plaisir de manger. Elle a fait référence aux travaux de Cornil et Chandon (cf. CND) qui opposent le plaisir viscéral à court terme à ce qu’ils appellent le plaisir alimentaire épicurien, ou « le plaisir durable dérivé de l’appréciation esthétique de la valeur sensorielle et symbolique de la nourriture ». Cette définition comprend les caractéristiques des aliments (le goût et l’apparence) et d’autres dimensions de l’expérience alimentaire (la préparation, l’alimentation partagée, etc.). Ils ont montré que, contrairement au plaisir viscéral, ceux qui obtenaient un score élevé sur le plaisir épicurien préféraient des portions plus petites, affichaient un niveau de bien- être plus élevé et un IMC plus bas. Ce plaisir alimentaire épicurien présente des similitudes avec les dimensions du plaisir alimentaire identifiées par certaines études qualitatives. Ces études soulignent la nature multidimensionnelle du plaisir de manger, suggérant qu’il inclut des dimensions liées aux caractéristiques alimentaires, à l’individu, à l’environnement et au contexte social.
Ces travaux l’ont incitée à rechercher comment les québécois définissent le plaisir de manger. Avec son équipe, elle a réparti 92 sujets dans 12 groupes de discussion, moitié homme, moitié femme et l’analyse de ces groupes de discussion a permis d’identifier les dimensions du plaisir de manger. Certaines caractéristiques étaient davantage reliées aux aliments en tant que tels tandis que d’autres étaient davantage reliées au contexte de la prise alimentaire. Le coût de l’aliment, son aspect esthétique, sa variété étaient des caractéristiques citées par les participants comme donnant du plaisir à manger. La préparation des aliments, le partage des repas, l’aspect relaxant de la prise alimentaire étaient des éléments de contexte apportant du plaisir à manger. Chez les Québécois, le plaisir se décline en un certain nombre de dimensions.
Dans une analyse de la littérature scientifique sur la définition du plaisir de manger, Simone Lemieux et son équipe ont identifié 28 000 articles parmi lesquels 119 correspondaient aux critères de sélection. Ces articles ont permis d’identifier 22 dimensions du plaisir de manger. Par ordre d’importance, le plaisir de manger était lié aux expériences sensorielles (goût, apparence, texture), (2) expériences sociales, (3) caractéristiques des aliments (sain, malsain, frais), (4) processus de préparation des aliments, (5) la nouveauté, (6) la variété, (7) l’alimentation consciente, (8) l’alimentation viscérale (manger pour se récompenser, pour faire face à ses émotions), (9) lieu où l’on consomme de la nourriture, (10) souvenirs associés, (11) l’atmosphère où la nourriture est consommée, (12) l’état psychologique et physique pendant la prise de nourriture, (13) anticipation alimentaire, (14) occasions spéciales, (15) fait d’avoir le choix, (16) structure de l’apport alimentaire (alimentation équilibrée, composition des repas), (17) prendre le temps, (18) considérations de santé, (19) manger en fonction des préférences alimentaires, (20) de l’état psychologique et physique après la prise alimentaire, (21) respecter les habitudes alimentaires et (22) considérations idéologiques (environnementales, etc.).
Une analyse factorielle de ces dimensions a permis de regrouper certaines dimensions entre elles autour de 7 facteurs : (1) les motifs idéologiques ou en lien avec la santé des choix alimentaires, (2), les expériences reliées au sens et aux préférences individuelles, (3) les expériences sociales en lien avec le fait de manger, (4) l’alimentation consciente, donc le fait de savourer, de prendre le temps de manger, etc., (5) l’alimentation émotionnelle, situationnelle et récompense qui rappelle le plaisir viscéral, (6) le processus de préparation (7) les expériences nouvelles. Ces facteurs peuvent, selon elle, permettre d’analyser les choses d’une manière un peu différente mais regarder l’ensemble des dimensions de manière plus individuelle peut être intéressant lorsqu’on souhaite développer des interventions individuelles. Elle suppose également que d’un repas à l’autre ou d’une situation à l’autre, ces dimensions du plaisir sollicitées peuvent varier également. Parmi les 7 facteurs identifiés, le facteur 5, lié à une alimentation émotionnelle, situationnelle, et associé à la récompense se comporte différemment des autres, puisqu’il est négativement corrélé au bien-être alimentaire et au score d’alimentation intuitive. Elle alerte sur le fait que la vision du plaisir de manger par les personnes qui s’intéressent à l’étude de l’obésité et de la surconsommation est souvent restreinte à celle liée au système de la récompense avec des aliments déséquilibrés. Elle conclut que quand le plaisir s’invite à table, il faut prévoir une grande table car le plaisir de manger regroupe plusieurs dimensions. Le défi pour les chercheurs est de s’entendre sur ce concept et de réfléchir à la manière dont on peut utiliser le plaisir pour promouvoir une alimentation saine plutôt que de l’opposer à la santé et l’équilibre.
Quels leviers pour des interventions scolaires efficaces ?
Vicky Drapeau a présenté des programmes d’éducation aux habitudes de vie saines chez les jeunes, réalisés en milieu scolaire et qui ont montré une certaine efficacité.
Le Canada a élaboré des recommandations alimentaires et des directives en matière d’activités physiques, de comportements sédentaires et de sommeil. De nombreux programmes sont réalisés en milieux scolaires et diffusés sur internet. Malgré cela, l’alimentation des jeunes canadiens n’est pas optimale. Les dernières données nationales de 2015 indiquent en particulier que leur consommation de fruits et légumes, de produits laitiers, leur niveau d’activité et plus globalement de mouvement sur 24 h, est très en deçà de ce qui est recommandé.
De nombreuses influences entrent en jeu sur les modes alimentaires et les pratiques d’activité physique chez les jeunes : les pairs, les préférences alimentaires, l’environnement scolaire (offre, éducation), la famille comme modèle et les médias sociaux. La difficulté dans la promotion de bonnes habitudes alimentaires auprès des jeunes est de ne pas se focaliser sur le poids ou la santé. Vicky Drapeau présente des interventions ayant utilisé le jeu pour faire la promotion de saines habitudes de vie comme la nutrition en équipe ou Nutriathlon, un projet de 8 semaines sur une plateforme web qui encourageait à augmenter autant la quantité que la variété de consommation de fruits et légumes et de produits laitiers à l’échelle individuelle et collective. Ce projet était basé sur la théorie de Bandura, qui estime que l’observation et l’interaction entre les jeunes sont des facteurs importants de changement de comportement surtout s’ils se déclinent sous forme d’activité motivante et engageante. L’activité devait impliquer une charge affective pour susciter l’engagement des jeunes. Au cœur de ce programme, quatre rencontres de régulation où les élèves se réunissent par équipe, lisent les comptes rendus de leurs consommations, les analysent au regard de leurs objectifs collectifs et planifient des stratégies pour augmenter leurs consommations. Ces périodes de régulation étaient aussi l’occasion d’activités découvertes de nouveaux aliments pour les aider à intégrer de la variété dans cette action. L’objectif était de développer l’autonomie des jeunes face aux consommation. Ce programme a eu un effet significatif sur la consommation de fruits et légumes comparé au groupe contrôle. Parmi les facteurs associés à la réussite du triathlon figurait l’activité en équipe, l’accessibilité de la plateforme tous les jours, l’engagement des enseignants, et l’implication des parents dans l’achat des produits. Cependant, cet effet ne durait pas après l’arrêt du programme. Ce projet a aussi été décliné auprès de familles ayant au moins un enfant en situation d’obésité, toujours en utilisant le plaisir du jeu et le fonctionnement en équipe. Les résultats étaient positifs avec une augmentation de la consommation de fruits et légumes, produits laitiers, protéines et une amélioration de la consommation de certains nutriments. Les pratiques alimentaires parentales étaient aussi modifiées.
L’activité physique est aussi un prétexte pour promouvoir une alimentation équilibrée comme l’a démontré le projet « Felix le détective s’active », destiné aux éducateurs physiques en milieu scolaire. Il s’agissait d’inclure de l’éducation à la nutrition dans les sessions d’activités physiques. Ce projet a conduit à une amélioration des connaissances en nutrition chez les jeunes ayant participé à 10 sessions d’activités physiques qui intégraient ce concept. Un projet similaire conduit auprès d’adolescents utilise le sport scolaire pour parler de nutrition sportive. D’autres travaux ont testé l’impact de l’activité physique sur les habitudes alimentaires, d’abord chez 21 enfants de maternelle puis chez de jeunes adultes. Trois conditions étaient testées : un repas suivi d’une activité physique, une activité physique modérée à vigoureuse suivie d’un repas, et une activité physique légère suivie d’un repas. Le positionnement de l’activité physique avant ou après le repas et son intensité avaient des effets sur le comportement alimentaire. L’intensité modérée à vigoureuse permettait de prévenir l’augmentation de la consommation des lipides, observée après une activité légère.
Des études en cours tentent de moduler le plaisir gustatif en utilisant l’activité physique. Les données de la littérature indiquent en effet que la pratique d’activité physique augmente à court terme l’intensité du goût sucré et la sensibilité au goût sucré. En revanche, à long terme, elle conduit à une diminution de la consommation d’aliments sucrés. Les données rapportent aussi que plus les jeunes adoptent de recommandations en termes d’activités physiques, de comportement sédentaire et de sommeil, meilleures sont leurs habitudes alimentaires. La promotion d’habitudes alimentaires saines doit donc intégrer la promotion des autres habitudes de vie avec lesquelles elles interagissent et se développer autour d’activités motivantes et inclusives.
Protéines végétales : coup d’œil sur les croyances des personnes âgées
Sophie Desroches et Virginie Drolet-Labelle ont présenté les résultats d’un projet d’identification des croyances des personnes âgées face à l’intégration d’aliments protéinés d’origine végétale. Au Canada, comme dans d’autres pays développés, la population est vieillissante. Les besoins protéiques des plus âgés sont augmentés mais rarement satisfaits par les apports alimentaires en raison d’une baisse d’appétit. Le nouveau guide alimentaire canadien intègre désormais les protéines d’origine végétale et la question était de savoir si ces recommandations sont bien comprises et appliquées par cette tranche de la population.
La première étape du projet était d’évaluer les croyances des sujets sur ces protéines. L’enquête a été réalisée en 2021 auprès de sujets de plus de 65 ans, responsables de la planification et de la préparation des repas, à l’aide de questionnaires en ligne puis d’entretiens individuels en distanciel en raison du Covid-19. L’analyse des données révèle plusieurs avantages associés à la consommation de protéines végétales : leur aspect santé, la digestion facile, la composition riches en fibres, vitamines, en bonnes graisses. Elles sont considérées comme bonnes pour la santé cardiovasculaire, pour le cholestérol notamment chez ceux qui en consomment et par les femmes. Leur goût, le caractère plus durable de ces protéines, leur plus grande accessibilité financière et la facilité à cuisiner sont aussi mentionnés par les consommateurs. Les désavantages rapportés sont les ballonnements et gaz associés aux légumineuses, la teneur en protéines et en fer. La complexité à préparer est comparée à la facilité à cuisiner de la viande. Le goût non apprécié, l’image défavorable des alternatives végétales (vis-à-vis de l’alimentation traditionnelle américaine), l’habitude de consommer de la viande et la crainte d’être jugé par ses invités si on reçoit avec un plat à base de protéines végétales plutôt que de la viande sont cités. Le manque d’accessibilité de ces produits est aussi mentionné par les participants vivant en milieu rural. Parmi les facteurs facilitant l’adoption d’une alimentation avec protéines végétales, l’entourage était souvent cité ainsi que les connaissances pratiques au sujet des protéines végétales (techniques culinaires, bénéfices santé, lieu d’achat, etc.) et la disponibilité des produits. Augmenter la visibilité des produits à base de protéines végétales est aussi souvent cité par les non-consommateurs et les hommes comme facteur pouvant favoriser leur intégration dans leur régime alimentaire.
Enfin, les personnes âgées qui ont grandi avec les profils alimentaires composés d’aliments d’origine animale ont conservé cette habitude et n’ont pas le réflexe d’intégrer d’autres aliments à leur alimentation. Virginie Drolet- Labelle et Sophie Desroches ont élaboré un questionnaire permettant de mesurer la consommation d’aliments protéinés d’origine végétale et qui vient d’être testé auprès de sujets âgés et validé par un comité d’expert et qui pourrait être utilisé avant de développer une intervention auprès de personnes âgées.
Source : Comportements alimentaires au cours de la vie — regards croisés Québec-France — 8 novembre 2024. Centre Nutriss (Québec) et Centre des sciences du goût et de l’alimentation (Dijon).
C. Costa © Société Française de Nutrition. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Date de publication : 20/ 03/2025
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